« L’École » de la génération Thunberg peut être comprise de différentes manières.
Nous conceptualisons cette école avant tout comme un temps de loisir productif et d’individuation collective – ce dont le terme latin « otium » ou son voisin grec « skholè » expriment le mieux, dans leurs ambitions émancipatrices conférées par les antiques. L’école de la génération Thunberg est d’abord un lieu où l’on réapprend à vivre et contempler, à repenser et repanser le monde : c’est un espace où l’activité studieuse devient elle-même sa propre fin, en se libérant des contraintes de l’utilité.
Nous souhaitons ainsi constituer ce que Bernard Stiegler a appelé, dans la postface d’un livre sur le rôle de l’école au 21ème siècle, un « logis noétique », dont l’objectif est de surmonter de manière intergénérationnelle « ce qui conduit précisément à la destruction de ce que les grecs appelaient la noesis, c’est-à-dire la faculté de penser ».
Lorsque notre situation nous incite à l’empressement, face à des décennies d’inaction de la part de nos dirigeants, et lorsque les courbes exponentielles des dégâts de certaines activités humaines sur les points d’équilibre de la biosphère ne cessent de grimper, nous estimons en effet qu’il est urgent d’ouvrir un espace dans lequel la pensée et la réflexion peut prendre son temps : le temps d’investiguer méthodiquement et collectivement les dynamiques à l’origine de ces courbes. Sans cette investigation scientifique et socio-politique à la fois fondamentale et émancipatrice, l’action se voit précipitée, la confiance collective se délite et les résultats peuvent même en devenir contre-productifs.
Cette conceptualisation libérée de l’éducation et de l’apprentissage collectif est donc politiquement stratégique, pour nous – sans compter que ce temps investi permet en outre de lutter contre toute l’attention et énergie humaine captée et désinvestie par les plateformes numériques hégémoniques que constituent nos réseaux « a-sociaux », dont l’objectif marchand et publicitaire est tout autre. Plutôt que de prendre part à ce qui constitue trop souvent du buzz, de l’auto-promotion ou de la polémique gratuite, nous préférons employer une partie de notre « temps de cerveau disponible » à des fins plus proches de la délibération collective et du partage de savoirs – d’armes dîtes « noétiques » et conceptuelles capables de nous encapaciter face aux difficultés multiples de notre époque. Cette agora que nous tentons de constituer, nous le faisons aussi bien en présence de l’un l’autre qu’en ligne, au travers de rencontres, séminaires, colloques, immersions au sein d’atelier contributifs et séances de travail et d’outils de contribution que nous développons et détournons à partir de ceux déjà existants.
L’école de la génération Thunberg est aussi une école de pensée. Cette école prend comme point de départ les thèses proposées par le collectif Internation dans son livre Bifurquer, dont la thèse principale est qu’il faut constituer une nouvelle rationalité économique prenant en compte le concept de l’entropie.
Cette loi et énoncé scientifique, provenant de la physique themodynamique et formulant ce processus selon lequel l’énergie tend à se dissiper à travers le temps, ne signifie pas que l’énergie se consomme, à proprement parler. Plutôt il décrit comment le singulier, le structuré et le riche tendent vers l’indifférencié, le désorganisé et l’homogène. Ainsi, lorsque l’énergie se dissipe en produisant de la chaleur, les minéraux porteurs de cette énergie se dispersent eux-mêmes dans l’environnement. De même, les savoirs sont sujets à l’entropie dite « informationnelle » et se voient réduits à des données calculables, ce qui conduit selon Stiegler à la désorganisation sociale et à ce que l’on appelle la post-vérité, soit au discrédit et la défiance généralisée. Ces processus se voient amplifiés dans l’ère de l’Anthropocène, qui se caractérise comme une augmentation des taux d’entropies sous ses formes thermodynamiques, biologiques et psychosociales.
Alors que le système académique selon Stiegler aura accompagné, légitimé et renforcé le système de production et de consommation menant à cette situation, nous estimons que l’école doit au contraire encourager l’avènement de citoyens capables de critiquer l’économie et ce afin d’amener celle-ci à être plus économique, au véritable sens du terme. Cela signifie réduisant l’entropie, ce qui est la « fonction-même » des savoirs. Il s’agit ainsi, pour nous, de repenser le rôle du savoir et du système scolaire dans la transformation de l’économie, dans le cadre d’une nouvelle économie politique replaçant en son centre la question des savoirs.
Cela nous amène à notre ambition ultime : celle d’expérimenter ce que pourrait être une école du 21ème siècle qui a pour finalité de permettre à ses « élèves » autant qu’aux « éducateurs » de dépasser les causes et les effets toxiques de cette situation d’Anthropocène.